Le titre du nouvel album d'Ikonika se lit de plusieurs façons : “sad” — la tristesse — ou “S.A.D.” en référence au trouble affectif saisonnier. Les deux sens cohabitent, comme une oscillation entre humeur sombre et cycles émotionnels dictés par les saisons. Pour Sara Chen, alias Ikonika, cet album traverse justement “les saisons de l’esprit” et représente ce qui, selon elle, se rapproche le plus de sa forme artistique la plus accomplie. L’album SAD représente une bascule : pour la première fois, elle occupe tout l’espace, comme productrice, autrice, compositrice et chanteuse. On y entend une Ikonika transformée, plus directe, plus incarnée, qui guide entièrement le disque de sa voix chaude et dépouillée.
Ce virage ne doit rien au hasard. À un moment charnière de sa vie où elle est devenue jeune mère, et artiste incertaine de son avenir, Ikonika a choisi de quitter l’ombre des cabines DJ et des studios pour prendre le micro et se confronter à sa propre écriture. Elle avait alors un objectif : s’affirmer pleinement, être reconnue pour l’ensemble de ce qu’elle sait faire. Pour une figure historique du label Hyperdub, connue depuis le début des années 2010 pour ses productions club expérimentales aux côtés de Burial ou Kode9, ce glissement vers une pop vocale assumée pourrait sembler périlleux. Il se révèle au contraire d’une lumineuse évidence.
Et le premier titre, Listen to Your Heart, expose ce nouvel équilibre avec une lutte intérieure, faite d’inquiétude et de doutes qui se superposent, et à laquelle la voix répond par un refrain simple, presque maternel : “Écoute ton cœur.” Synthés Moog plaintifs, rythmes croisés, respiration ample : l’album s’ouvre comme on entrouvre une fenêtre sur un ciel changeant. Sur Sense Seeker, en collaboration avec JLSXND7RS, le désir se fait plus nu, étiré sur des motifs hypnotiques et des percussions frémissantes, avant de s’élever vers un refrain presque cristallin. Ikonika explique qu’elle ne supporte pas le son d’un métronome et on comprend pourquoi : l’album SAD refuse en effet toute rigidité, préférant une pulsation humaine, mouvante.
La production reflète le monde sonore dans lequel elle évolue en tant que DJ, mais aussi son héritage. Fille d’un père égyptien, elle glisse dans certains morceaux des rythmes qu’il lui a transmis sur le tabla, réinterprétés avec d’autres percussions comme le djembé. Le titre WHATCHUREALLYWANT profite de ces structures hybrides, tandis que son goût ancien pour le log drum, découvert via un preset DX7, annonce l’influence de l’amapiano qu’elle explore aujourd’hui.
À cela s’ajoute l’inspiration qu’elle puise dans les musiques sud-africaines : le Gqom, ou le Bacardi, découvertes grâce à son cercle proche, ancré dans une culture queer de danse et de fête.
Plus loin, Your Vibe se déploie comme un morceau de séduction matérialisé : un tempo alangui, un chant presque chuchoté, un magnétisme tranquille. Drums 1 (Take It), créé avec la productrice zambienne SHE Spells Doom, installe un mouvement plus franc, presque cérémoniel, où le mantra scandé par Ikonika sert de fil conducteur. Un détail camouflé dans le décor sonore se dévoile aux auditeurs les plus attentifs : la voix de son propre enfant, enregistrée par hasard et devenue un petit clin d’œil involontaire. L’autrice Tice Cin a également accompagné Ikonika dans l’écriture, enrichissant encore les nuances narratives du disque.
Et malgré ce que son titre suggère, SAD n’est pas un album gris ou morne. Il s’y glisse des éclats pop radieux, des montées de club prêtes à embraser un dancefloor, des refrains qui prennent le contrepied de la mélancolie pour lui opposer l’élan. L’ensemble oscille entre une pop sensuelle, des rythmes hybrides chargés d’émotion et une production affûtée typique d’Ikonika. C’est un disque qui parlera autant aux amateurs de pop qu’aux passionnés de musiques électroniques.
Après plus de quinze ans passés à façonner des paysages club novateurs, Ikonika démontre qu’elle peut encore se réinventer sans renier sa précision ni son audace. En ajoutant sa propre voix à son arsenal sonore, elle n’abandonne rien : elle agrandit au contraire son espace d’expression. SAD épouse les saisons intérieures, leurs éclaircies comme leurs zones d’ombre, avec une sensualité et une finesse rares, et affirme qu’il n’est jamais trop tard pour ouvrir une nouvelle porte dans sa propre maison sonore.
https://ikonika.bandcamp.com/album/sad
https://soundcloud.com/IKONIKA